Le labo des spectateurs, spectatrices

Élise Vigier & Marcial Di Fonzo Bo : « Nous essayons de nous surprendre tout le temps. »

Verbatimou simplement « ce qu’on s’est dit ». Extraits retranscrits mot à mot de nos échanges, de nos rencontres avec les invité.e.s du Labo, en marge des spectacles : chercheur.euse.s, écrivain.e.s, artistes de toutes disciplines... Comme autant d’instantanés de paroles, de choses attrapées au vol.

 

Autour du Royaume des animaux, mise en scène Marcial Di Fonzo Bo et Elise Vigier, une pièce de Roland Schimmelpfennig. Rencontre entre les spectateur.rice.s du Labo et un groupe d’artistes, une compagnie qui occupe une place déjà essentielle dans l’« histoire contemporaine du théâtre »…

© Pascal Gély

…Dure tâche en effet que de présenter le Théâtre des lucioles (créé en 1994 avec la première promotion du Théâtre national de Bretagne), « collectifs d’acteurs » qui a d’ores et déjà marqué l’histoire et qui continue ardemment à l’écrire par d’aussi diverses que belles et nombreuses créations.

À l’occasion du Royaume des animaux que nous aurions dû recevoir, nous avons eu de longs et passionnants échanges avec 3 de ses membres fondateurs : Marcial di Fonzo Bo (directeur de la Comédie de Caen – CDN de Normandie) et Elise Vigier qui signent la mise en scène du spectacle où il et elle jouent auprès de Pierre Maillet, présent lui aussi. Le compositeur et musicien Enguerran Harre (du groupe Bafang) auteur de la musique avec son frère Lancelot – tous deux travaillent pour la première fois au théâtre – nous a fait également l’honneur d’être avec nous et de jouer quelques notes en direct… la comédienne Marlène Saldana enfin nous a rejoint, pour nous promener avec elle dans les rues de Paris et nous interpréter les premières répliques (hilarantes) de sa dernière pièce (Showgirl)…

© Pascal Gély

Présentation du spectacle par la Comédie de Caen – CDN de Normandie :

« Le Royaume des animaux est une comédie musicale que jouent depuis six ans des comédiens portant des masques d’animaux. Mais la pièce va bientôt être remplacée par une autre : Le Jardin des choses. Le Zèbre, le Lion et l’Antilope vivent assez mal leur prochaine transformation en Grille-pain, Bouteille de ketchup ou Moulin à poivre, d’autant que tous ne seront pas de l’aventure… Le climat d’incertitude qui s’installe avive les rivalités, réveille les instincts. La fable se fait grinçante et les discours véhiculés par les animaux finissent par concerner leurs interprètes et interrogent l’humain et notre modèle de société. Roland Schimmelpfenning, grand nom du théâtre allemand d’aujourd’hui, saisit cette vie de troupe que connaissent bien Élise Vigier, Marcial Di Fonzo Bo et Pierre Maillet, rejoints pour cette nouvelle aventure, par les acteurs et performeurs Gautier Boxebeld, Marlène Saldana et Thomas Scimeca. »

© Pascal Gély

Nous avons demandé, comme nous le faisons régulièrement maintenant, aux metteur.euse.s en scène de nous audio-décrire les premières minutes du spectacle :

Marcial Di Fonzo Bo, metteur en scèneIl y a le noir, le noir se fait dans la salle… Et aussitôt on est extrêmement secoué par la musique qui joue très fort… Avec les lumières derrière, on aperçoit les silhouettes de deux musiciens, la batterie qui tape très fort…

On distingue ensuite une forme de cactus, on se dit « qu’est-ce que c’est que ça ? » Quand à gauche tout de suite, on voit un acteur devant un miroir, dans ce qu’on imagine être une loge de théâtre : un acteur se prépare avant que le spectacle commence, rituel muet qui suit d’abord la musique et se poursuit enfin dans le silence le plus total…

Gros plan sur cet acteur maintenant en train de se maquiller, qui rêvasse un peu devant le miroir, dans cet étrange état que vivent les acteurs avant d’entrer sur scène… Il se prépare, concentré et en même temps ailleurs…

Puis arrive un autre acteur, en retard, avec un sac de voyage (qui aura une grande importance dans la suite.)

Dans quelques minutes maintenant ils vont entrer en scène, ils s’habillent avec ce qu’on comprend être des costumes, des rayures peintes sur le corps, l’un ressemble à un zèbre et l’autre à un animal plutôt musclé… ils ont une altercation assez forte dans un dialogue qu’on ne comprend pas, qui dit ceci :
« – Œuf au plat ?
– Oui, œuf au plat.
– Et une bouteille de Ketch up ? »

Un texte très beckettien, décroché de la réalité…
A la fin de ce court échange, tout commence à bouger à se déplacer et voilà qu’ils se retrouvent en train de jouer on ne sait pas bien comment, une représentation d’un spectacle qu’il s’appelle Le royaume de animaux

Élise Vigier, metteuse en scèneDeux petites précisions à ce que nous a « audio décrit » Marcial, la loge est une espèce d’ilot, au début on est du côté loge qui est en bois brut mais derrière se découpe un arbre, en silhouette, donc les loges sont aussi le décor de la comédie musicale. Quand le décor se tourne… On passe comme ça du royaume de la jungle à la loge.

Et aussi : dans ce premier échange, ce que propose Schimmelpfennig et qu’on essaie de faire, c’est que quand il y a un conflit entre des personnes qui se connaissent très bien, un conflit qui n’est pas dit, curieusement les phases s’arrêtent de cette manière, elles sont très courtes, elliptiques… ce qui n’est pas facile à jouer. Ces deux hommes qui se costument en zèbre et en lion ne disent pas ce qu’ils ont sur le cœur…

© Patrick Berger

L’idée est de se surprendre tout le temps.Élise Vigier, metteuse en scène

À une question posée sur les collaborations artistiques, possibles, fantasmées, désirées ou non.

Élise VigierJe pourrais retourner à Marcial ce qu’il a dit de moi… ce qui lui importe, lui aussi, c’est de pouvoir rencontrer d’autres univers, des gens qui nous apprennent des choses. Et même avec des personnes que nous connaissons déjà : nous essayons de nous surprendre tout le temps, c’est ce que ce métier peut avoir d’incroyable… explorer… On a la chance en ce moment de répéter. Et nous sommes chez Buster Keaton par exemple (ndr : pour une prochaine création). Nous apprenons donc des choses les uns des autres, mais aussi de Buster Keaton…

Ce serait pas forcément un nom (ndr : d’un.e metteur.eus.e.s en scène avec qui travailler), c’est aussi plein de noms, et c’est aussi pour Marcial quelque chose de très fort : l’importance de faire un décor, de faire des costumes pour quelqu’un…

Ce n’est pas un seul métier qui est important, mais plein de métiers du théâtre… pas seulement être acteur… Je pense par exemple que Marcial pourrait faire un grand film rien qu’avec des décors, plein de décors qu’il imaginerait…

Sur le décor – de Catherine Rankl – et les costumes – Cécile Krestchmar – qui sont en effet capitaux (et capitonnés…) dans Le Royaume… au point de devenir des partenaires de jeux essentiels…

Marcial Di Fonzo BoOui il faut nommer Cécile Krestchmar qui travaille avec nous depuis très longtemps, aussi avec les projets de Pierre. Et c’est la première fois qu’elle signe des costumes. Cécile vient plutôt des maquillages, des masques, des cheveux, disons du « haut » de la tête. Là cette pièce demandait un vrai travail de création de costumes et nous avons réussi à la convaincre !

Élise VigierCe sont des corps-costumes. Tel que c’est écrit dans la pièce, mais nous avons pensé aussi à une sorte de décor « non binaire »… Catherine Rankl l’a conçu ainsi pour que les coulisses et la scène se mélangent, de façon fluide ou heurtée… C’est parfois la scène et les coulisses en même temps, la limite n’est donc pas forcément définie. Et pour les costumes c’est pareil, il fallait que cela se mélange, que des bouts de costumes par exemple apparaissent sur les corps, qu’ils puissent être une peau : on voit des bouts de lion sur Pierre ou des bouts de zèbres sur Marcial…

Pierre Maillet, comédienDans nos spectacles, ceux d’Elise, de Marcial mais aussi les miens nous sommes friands c’est vrai de beaucoup de silhouettes, de beaucoup de personnages, et Cécile comprend tellement ça… ses idées sont de vrais appuis de jeu pour les acteurs. Ça croque vraiment un personnage et ça nous aide à jouer, fortement. Il y a tout cette histoire de transformation à l’intérieur, une dramaturgie des costumes et des espaces… Sont-ils sur scène ou dans les loges ? Les personnages se mettent en place et se transforment au fur et à mesure de la pièce, selon ce qui leur arrive. En ce qui me concerne (ndr : le lion) le personnage grandit.

Marcial Di Fonzo BoPour compléter : l’un des axes du travail des costumes, c’était qu’ils ne devaient pas couvrir l’acteur : la comédie musicale est jouée depuis 6 ans, c’est comme si elle avait déteint sur eux… sur le premier duo qui s’habille par exemple, on ne sait plus vraiment qui parle, si c’est le lion ou le zèbre, ou Pierre et moi… Et dans cette première scène il y a aussi nos rapports, ce que nous sommes Pierre et moi dans la vie, il y a là notre vécu… Ces costumes permettent de jouer et accueillir cette subtilité dans les rapports, Pierre et moi avons donc pu mettre notre vécu dans l’interprétation… Elle (Cécile Krestchmar) a trouvé le moyen d’avoir quelque chose de spectaculaire dans ces costumes tout en nous permettant d’être visibles, d’être « nous-mêmes »…

La « question ennuyeuse » #1, à Elise et Marcial : Sinon, qu’est-ce qui vous a donné envie de monter cette pièce ?

Marcial Di Fonzo BoHmm… C’est une question aussi ennuyeuse que classique j’ai envie de dire ! Tu l’as dit tout à l’heure, que tu avais l’impression que la pièce avait été écrite pour nous, c’est un peu la sensation que nous avons eue nous aussi.

Avec le Collectif des lucioles qui existe depuis plus de vingt ans on a trouvé assez génial de découvrir une pièce qui parlait de nos rapports, qui ont pu être modifiés par cette aventure commune. Après, cette pièce est évidemment fictionnelle… ce n’est pas du tout notre propre vie… Mais par exemple il y a un moment où nous avons décidé d’appeler les acteurs (les personnages de la pièce) par nos prénoms. Et donc, bien que nous nous connaissions depuis longtemps ça devenait troublant de s’appeler : Elise, Pierre, en jouant la pièce de Schimmelpfennig… Mais c’est comme ça aussi que nous avons puisé dans notre parcours commun et finalement, c’était une chose assez agréable de parler de ce vécu-là…

Elise et Pierre sont frère et sœur dans la pièce, le personnage que je joue (le Zèbre) c’est un peu la pièce rapportée dans ce lien qui existait et cette histoire correspond un peu à notre propre parcours… donc c’est sûr c’était très attractif, cette possibilité pour nous de parler de ça… Mais aussi le fait d’avoir une cartographie de ce qu’est le métier d’acteur en général, pas nous personnellement, pas seulement, mais aussi dans un monde comme celui de la comédie musicale et du néo-libéralisme, puisque dans l’histoire c’est un spectacle qui tourne depuis 6 ans et s’arrête, ça veut dire une centaine de personnes va peut-être se retrouver au chômage… C’était donc aussi une façon de parler de la société dans laquelle on vit, à travers les pratiques de notre propre métier, c’est assez jouissif.

Ronan Chéneau, CDN de Normandie-RouenOn peut dire qu’il y a une mise en abime ?

Marcial Di Fonzo BoUne mise en abime oui… Mais très éloignée de nous parce que la pièce est noire, avec de l’humour beaucoup mais tout de même assez noire… Puisque le metteur en scène arrive avec une nouvelle pièce qu’ils vont jouer, Le jardin des choses, où il y aura une bouteille de ketchup, un pain à toaster, un moulin un poivre et des choses où on ne les verra plus physiquement, où les acteurs disparaîtront symboliquement, on verra plus que l’objet. Et la question se pose s’ils auront envie de jouer une telle pièce ou pas… or ils en ont besoin pour exercer leur métier, pour manger…

C’est aussi très éloigné de ce qu’on vit puisque nous avons eu la chance nous de pouvoir construire dans un monde néo-libéral comme une petite société, qu’on essaie en tout cas de construire selon des principes qui nous plaisent, des utopies, des endroits qui nous animent. Là dans la pièce de Schimmelpfennig, ils sont plutôt en train de se débattre avec ça et pas vraiment en train de construire quoi que ce soit…

Pierre MailletOn sent aussi qu’ils souffrent énormément de ne pas pouvoir faire ce qu’ils ont envie… En cela c’est exactement l’inverse de Lucioles je dirais, puisque nous avons toujours essayé de préserver cette indépendance, cette liberté… Là ce sont des interprètes complètement instrumentalisés, et de plus en plus. On sent que jouer des animaux c’est pas non plus ce qui les fascine le plus… alors la bouteille de ketchup on en parle même pas… c’est tout ce qui fait que les artistes sont essentiels – contrairement à ce qu’on peut entendre – là ils sont simplement instrumentalisés et on entend qu’ils ont des projets pour eux, des scénarios qui ressemblent un peu à Certains l’aiment chaud… Elise rêve de monter Les Paradis perdus de Milton… ils ont tous des choses qu’ils ne peuvent pas faire…

© Pascal Gély

À propos du groupe Bafang qui signe la musique :

Marcial Di Fonzo BoAvec Bafang c’est une découverte, une première avec eux qui, eux non plus, n’avaient encore jamais travaillé sur une pièce de théâtre. C’est ce qui fait que ce travail a aussi été joyeux… et leur musique est juste dingue !

Enguerran Harre, musicienNous avons appris beaucoup de choses et nous sommes restés assez longtemps en création pour découvrir un peu ce métier qu’est le théâtre. C’était une très belle expérience, on ne s’attendait pas à ce qu’Elise et Marcial nous contactent… Ils nous avaient vus sur scène deux ans auparavant.

L’album « Elektrik Makossa » est enfin disponible, on vient de le sortir.

La « question ennuyeuse » #2 : Sinon, avez-vous modifié le texte de la pièce ?

Marcial Di Fonzo BoOn n’a rien modifié du texte. Le texte est extrêmement sec, il fallait lui donner corps avec un histoire, corps avec une situation pour que chacun continue à être l’artiste qu’il est. Et c’est finalement les acteurs qu’on voit. C’est une pièce qui peut ouvrir sur quelque chose de joyeux, la partition permet une prise joyeuse sur des questions compliquées…

[…]

Quelqu’un nous a dit un jour pendant les répétitions, c’est super de pouvoir faire ça dans un CDN, jouer une pièce contemporaine. Jouer Schimmelpfennig dans une salle de 800 places comme à Caen à un public très varié et large, une pièce aussi contemporaine dans sa forme et sa thématique, c’est important de prendre ce risque-là… même si c’est infime évidemment, par rapport à l’Etat du monde, avec le fait de prendre des risques en général…

Mais c’est quelque chose qu’on affirme : c’est pas parce que on est dans un CDN qu’on va se mettre à changer, faire du théâtre classique… des choses qui ne serait pas l’ADN de notre compagnie.

Élise VigierOn va dans des objets « ovni », inconnus, on a besoin de ça, ne pas s’auto-citer soi-même, voilà, c’est le cœur de ce qu’on veut faire.


Fichier audio Écoutez l'intégralité de la rencontre — Enregistré le 8 déc. 2020 — Télécharger

 

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